La nuit sous tente fut bonne. Lorsque j’émerge de la toile, je découvre de nouveaux voisins, installés depuis le crépuscule dans l’aire où je me trouve. Après le petit déjeuner, en rentrant à ma tente, d’autres campeurs ont terminé leur nuit, et je me retrouve à discuter avec celui qui s’était installé près de mon emplacement. C’était un bonhomme bien bronzé, haut et âgé d’une cinquantaine d’années. Je le voyais s’affairer consciencieusement sur une petite remorque à vélo, pleine à craquer d’affaires de voyage. Thierry Chombard, c’est son nom.
Mais ce qui a le plus attiré ma curiosité, c’était la pancarte qu’il avait accrochée à sa remorque, et qui invitait le passant à visiter sa page Facebook, car il faisait ce voyage dans un but caritatif.
Il était parti de Nantes, et faisait le voyage à pied, ce qui expliquait l’absence de vélo. C’était lui qui tirait sa petite remorque “blindée”, avec un harnais et de longues poignées, tel un conducteur de pousse-pousse. Il comptait ainsi remonter la Loire, d’ici la fin de l’été et faire connaître son combat, son engagement, et espérait récolter des fonds pour la recherche contre les maladies neurodégénératives.
Tout en échangeant nos récits de voyage et nos projets respectifs, l’homme apportait la touche finale à ses préparatifs, en prévision d’une journée très ensoleillée, en s’enduisant les jambes, le torse et les bras, déjà bien dorés par les ultraviolets, d’une abondante sauce parfumée couleur ivoire.
«Ah oui tiens, c’est une bonne idée, pensai-je, que de dédier le voyage à une œuvre caritative… Mais déjà parti, donc en retard pour organiser cela. Dommage.»
Je saluai ce brave marcheur, et nous nous quittâmes vers 10 heures du matin. Direction Chateaubriand. Mais comme c’était samedi, je n’avais pas reçu toutes les réponses à mes demandes sur Warmshowers, et les seuls retours ont été négatifs, précisément pour cause de week-end.
En effet, la journée s’annonçait comme caniculaire. À moi les suées et les villages qui riment en «-é» : Mésanger, Teillé, Riaillé, et Grand-Auverné.
C’est donc à Grand-Auverné que je décide de faire la pause déjeuner, et le plein d’eau, car la matinée a été chaude, bien chaude. Après avoir englouti un sandwich derrière les hautes ombres de l’église du village, je m’avance vers le seul bar ouvert en cet après-midi, ainsi que vers une mémorable rencontre.
Je vous fais la scène : moi, gourde en main, casque de vélo sur la tête, vêtu d’un t-shirt et d’un caleçon moulant, je franchis la porte d’un bar de campagne, dont les carreaux ouverts laissaient s’échapper (in)volontairement ses relents anisés, portés par des mélodies électroniques et commerciales d’un programme télévisé.
« — Bonjour messieurs ! Commençai-je.
— Bonjour jeune homme ! J’lui sers quoi ? me décocha le cordial et jeune aubergiste.
— Désolé, pas d’alcool, seulement de l’eau pour ma gourde, s’il vous plaît.
S’ensuivit l’accueil et l’inspection réglementaire des quatre faces cramoisies, clients de l’établissement, et certainement les principaux pourvoyeurs de fonds à la trésorerie de l’établissement…
« —Dites donc, vous venez de loin, comme ça, en vélo ? me demanda l’un d’entre eux.
— Oui, de Bordeaux.»
À cette réponse, le cénacle des buveurs connut un sursaut général sur son tabouret, cependant modéré, pour ne pas en tomber.
— Hé bien, z’êtes sacrément courageux, vous ! Et vous z’allez où comme ça ?
— En Angleterre. Près de la frontière avec l’Écosse, pour être précis. Sur le mur d’Hadrien.
Deuxième tremblement des tabourets, et échange concerté de mines ahuries. Certains, sans doute pris de vertige par mon annonce, ont retrouvé courage en se sifflant une gorgée de leur boisson.
Là-dessus, je continue à répondre à leurs questions, et j’évoque la nouvelle embûche qui allait se profiler pour moi : je n’avais à ce moment, toujours aucune réponse positive pour un hébergement le soir même, et que j’allais devoir me rabattre sur un camping, ou sur un heureux hasard…
Venant de ma droite, un gars, les yeux mi-clos, la mine engluée de fatigue et de bière, me posa cette question :
« — Hé… si tu veux, tu peux venir dormir dans ma maison !»
Rigolade générale parmi les amis du zinc.
« — Hé, non mais… je rigole pas, c’est pas une proposition malhonnête. Ça fait seulement cinq minutes que je t’écoute raconter ton histoire, et j’ai déjà envie de t’aider !»
Je jette un coup d’œil aux autres piliers de bar. L’un d’eux, surnommé “Merguez” (véridique) m’assura de la probité de celui qui m’a fait l’offre.
Allez, me dis-je. C’est pas tous les jours que je me retrouve dans pareille situation… en plein voyage, pourquoi refuser ? Je n’avais aucune visibilité pour la soirée, et puis si le type devenait trop bizarre, je me sentais tout à fait capable de le neutraliser et de prendre la tangente.
Puis mon providentiel hôte me conduisit jusqu’à son domicile, situé dans un hameau, à l’écart du village. La maison était rustique, en pierres peu dégrossies, mais en bel état général. C’est en découvrant un vélo d’enfant dans le jardin que mes craintes s’amoindrirent, car, me disais-je :
“Si ce gugusse a une famille, ça réduit les risques de me retrouver à passer la soirée chez un ivrogne solitaire.”
En rentrant dans son domicile, je découvrai un intérieur bien tenu, meublé de lourdes armoires, et contre un des murs du salon, trônait une monumentale cheminée.
«Voilà, mon pote. T’es ici chez toi. Tu peux faire ce que tu veux. Moi, je suis debout depuis ce matin 4 heures, et je vais aller faire une sieste.» Puis il sortit une chaise dans sa cuisine et s’endormit dessus.
Une vingtaine de minutes plus tard, ses enfants, deux garçons et leur mère firent leur entrée au logis. Nous fîmes connaissance, et ils m’apprirent qu’ils étaient requis pour un déménagement chez un ami. Nous serions invités à dîner le soir.
«Je vous accompagne», je leur dis. Et c’est comme ça que j’ai pu découvrir le village des Forges de Moisdon-La-Rivière. Et que j’ai pu m’assoir à leur table pour un dîner festif et très copieux.
L’ambiance était joyeuse, la vie semblait facile, et il était si simple de se laisser porter par l’accueil de mes hôtes, qui m’avait spontanément invités à rester tout le week-end, et même plus longtemps chez eux.
L’espace d’un moment, je comprenais mieux le dilemme d’Ulysse, alors captif des bras amoureux de Circé, laquelle déployait un luxe de plaisirs pour retenir le héros à ses côtés et lui faire oublier sa destination.
Alors… me rappelant à mon objectif personnel, et redevenu conscient du nombre limité de jours que j’avais en réserve pour mon voyage, pour arriver à Vindolanda le 22 juillet, il n’était donc pas raisonnable que j’en gaspille ainsi, alors que je n’avais même pas encore mis le pied sur le sol britannique… Je me résolvais donc à ce qu’après la grillade dansante du samedi soir… vienne le jour du départ pour Rennes.